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Le Blog de Jonathan Fanara

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Cette Europe dont les peuples ne veulent plus

Publié par Jonathan Fanara sur 9 Septembre 2017, 06:57am

Catégories : #International, #Économie

Berlaymont, siège de la Commission européenne, à Bruxelles

Berlaymont, siège de la Commission européenne, à Bruxelles

On prête au penseur et philosophe italien Antonio Gramsci une maxime affirmant que « seule la vérité est révolutionnaire ». Bien qu'alléchant, l'énoncé se vérifie rarement dans les cénacles européens, où l'on préfère généralement taire dans toutes les langues ce qui devrait pourtant présider à tout examen lucide des institutions communautaires. Là où l'intellectuel allemand Dieter Grimm épingle un déficit démocratique structurel, d'autres préfèrent s'indigner mollement devant la politique illibérale de Viktor Orbán, le premier ministre hongrois, connu pour ses positions anti-migrants et ultraconservatrices. Tandis que sont foulés aux pieds le Parlement européen et le principe de subsidiarité, les grands quotidiens nationaux s'abreuvent des gestes de repli du groupe de Visegrád, au sein duquel Budapest côtoie Prague, Varsovie et Bratislava. Du FN à l'UKIP, la droite nationaliste exècre la libre circulation des personnes, mais tend trop souvent à occulter la lente dérive turbo-capitaliste de l'UE, par laquelle les forces du marché et leurs effets nivellateurs font peu à peu leur oeuvre. Il en est manifestement fini du capitalisme encastré des Trente Glorieuses, quand l'accroissement des échanges et la croissance économique allaient de pair avec le renforcement de l'État-providence. Depuis lors, la Grèce a fait la démonstration d'une Union empêtrée dans des logiques purement comptables, les « boîtes aux lettres » professionnelles foisonnent dans les pays de l'Est à bas coût de main-d'oeuvre et les quatre libertés garanties par le marché unique ont préempté chaque atome de la construction européenne. Dans une très large mesure, les euro-enthousiastes restent eux-mêmes sourds aux angoisses et récriminations des peuples du vieux continent : Jürgen Habermas évoque un illusoire patriotisme constitutionnel, selon lequel l'attachement aux traités et à quelques valeurs fondamentales suffirait à faire société ; les adeptes de Jean Monnet et de la méthode des petits pas se félicitent d'avancées infinitésimales, comme les plans de répartition des migrants ou la création de hotspots en Grèce ; Emmanuel Macron et Matteo Renzi récitent en choeur les vertus d'une Europe protectrice et éclairée, oubliant apparemment l'expression répétée d'égoïsmes nationaux s'étendant de Berlin à Budapest. Peu d'entre eux se questionnent en termes adéquats sur la constitution d'une identité commune, sur ces politiques sociales laissées à l'état embryonnaire, sur un Parlement européen qu'il faudrait de toute urgence revitaliser... Ils croient certes en un projet pacificateur, fédérateur et vertueux, mais s'épargnent, sans doute par commodité, la comptabilité de ses failles et manquements.

 

En matière industrielle, l'Europe n'a jamais vraiment pris corps. Les succès avérés d'Airbus, EADS ou Arianespace ont l'apparence d'une cerise sur un tas de fumier. Ils sont d'autant plus à relativiser que les échecs furent légion : Unidata, la communauté de l'électronique autrefois chère à Edith Cresson, le coûteux EPR auquel contribuent les fleurons Siemens et Areva ou encore les cessions au groupe américain General Electric de la branche énergie d'Alstom ou de l'activité médicale du français Thomson. Ces dossiers peu reluisants s'avèrent in fine bien plus représentatifs de la (non-)politique industrielle européenne que les volumineux A380 qui sillonnent le ciel çà et là. Depuis l'avènement de l'Acte unique européen en 1986 et la formation du consensus de Washington qui s'en est ensuivie, l'heure est à la déréglementation et à la privatisation. Les États n'interviennent plus qu'à dose homéopathique et souvent à reculons. Les autorités chargées de la concurrence épient les moindres rapprochements, cessions ou fusions, ce qui handicape considérablement l'UE là où des champions continentaux seraient fort utiles. Enfin, sans rien céder aux Cassandre, on peut légitimement craindre que ne s'aggravent encore les effets délétères des usuelles préconisations économiques orthodoxes. Au lieu de prêcher une dette expansive keynésienne et contracyclique en temps de crise, les institutions européennes en appellent à une dette dépressive, c'est-à-dire placée sous le joug de l'austérité et de l'appauvrissement des plus fragiles. Qu'importe qu'il soit urgent que les États investissent pour relancer une demande érodée, on préfère miser sur une injonction contradictoire exigeant des Européens qu'ils limitent leurs dépenses – donc leur protection sociale – et augmentent leurs impôts afin d'équilibrer leurs comptes publics, quitte à ralentir encore davantage une économie déjà récessive. Quant aux dévaluations internes (baisse des salaires, des taxes professionnelles et, par ricochet, des prix à l'exportation), si elles étaient censées absoudre un euro à rigidité allemande, elles finissent en fait par se neutraliser à force de juxtapositions mal coordonnées, voire intempestives...

 

Déjà lassés et irrités par le maquis administratif dû aux eurocrates, les peuples du vieux continent reprochent en outre à Bruxelles un développement de l’intégration juridique qui confine désormais à l’hypertrophie. Dépassant de loin l'imagination des rédacteurs des traités et plus encore celle des juges de la Cour de justice, cette union par le droit s'est accrue de manière constante et graduelle. Aux grands principes constitutionnels de l'UE ont en effet succédé des principes matériels tels que les libertés économiques ou le droit de la concurrence, eux-mêmes générateurs de réglementations communes et contraignantes. C'est par une interprétation qu'on pourrait qualifier de « téléo-systémique » – objectifs (téléologique) et logique intrinsèque du système des traités (systémique) – que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a considérablement renforcé le droit communautaire, ses champs d’application et sa prééminence sur la législation nationale, supposée en conformité avec toute décision entérinée à l'échelle continentale. Cela contribua notamment à l'essor de l'intégration négative, enregistrée sous l'impulsion des institutions communautaires et de la CJUE, et ne résultant pas, comme dans le cas d'une intégration positive, d'une éventuelle harmonisation des politiques ou des normes. Ainsi, peu à peu, dans une forme de clandestinité, le droit de l’UE est devenu « un espace en expansion continue », aux « contours mouvants », qui se caractérise aujourd'hui par un « effet envahissant », pour reprendre les termes exacts de Koen Lenaerts, l’actuel président de la Cour de justice, qui évoque également les spillover effects (effets d’engrenage) et le competence creep (compétences rampantes) pour décrire la capacité du droit européen à s’introduire dans des zones auparavant tributaires de la seule législation nationale. Lorsque l'économiste Frédéric Lordon dénonce le Pacte de stabilité et de croissance, qui ne laisserait aucune marge de manoeuvre aux gouvernements nationaux démocratiquement élus, il ne fait que constater, lui aussi, une forme de subordination économique et budgétaire à l'égard de Bruxelles, caractérisée par des traités oblitérant gravement les choix souverains du peuple. Il en est ainsi des nombreuses tentatives de relance keynésienne passées à la lessiveuse communautaire – règles de Maastricht, déficit structurel... De là à prétendre que l'alternance politique, incrémentale, est aujourd'hui un vain mot, il n'y a qu'un pas. De lilliputien.

 

 

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